ERIK SATIE
« Voici venir le dieu dont les pieds sont légers »
Callimaque
I.
Ta tristesse irradie la lumière
D’une musique féerique,
D’un tremblement éblouissant du cœur,
D’une légèreté de sylphide !
Notes plus douce que la douce pluie
Un jour de grand été,
Notes rondes et envoûtantes
Comme les coulées dorées du miel.
II.
Que d’orages et de cris
Dissimulés dans les plis
De ta magistrale solitude,
Que de tempêtes
Noyés dans les vapeurs de l’absinthe !
III.
Tu ouvres les bras pour embrasser
L’horizon fuyant de ta vie.
Ton amour mélodieux,
On peut le reconnaître parmi
Des milliers d’autres amours chantants.
La nuit, tu es un autre
Tu plonges dans la source des sons
Qui coule à travers ton cerveau.
IV.
L’obscurité récite des noms oubliés
De ton lointain passé !
Mélancolie lancinante
Qui liquéfie l’ambre solaire
Et le transforme en parfum ensorcelant !
Toi à demi-mort, sans espoir,
Le froid d’un souvenir,
La pause d’une convulsion,
L’utopie d’une parfaite exactitude !
Ô jour, ouvre tes grilles,
Couvre de paix palpable
Cette voix triplement douloureuse !
V.
Dehors, c’est la rumeur du monde,
La hache des hurlements qui brise la glace
De l’aride indifférence,
Des hauts peupliers élancés
Comme une scintillante allée de cygnes aériens !
La musique,
Ta suprême dignité
Face à la mort
Et les barbares !
Toi, poème des poèmes,
Chant au-delà du chant !
Et cette fin terrible,
Immobile, métaphysique
Suspendue au bord de l’abîme !
Athanase Vantchev de Thracy
Paris, Hôpital Saint-Louis, le 4 juillet 2017
Glose :
Callimaque de Cyrène (en grec ancien Καλλίμαχος ὁ Κυρηναῖος / Kallímachos ho Kyrenaíos) est le plus grand poète grec de son époque. Il est né à Cyrène vers 305 av. J.-C. et mort vers 240 av. J.-C. à Alexandrie.
Éric-Alfred-Leslie Satie, dit Erik Satie, est un compositeur et pianiste français né à Honfleur le 17 mai 1866 et mort à Paris le 1er juillet 1925. Associé un temps au symbolisme, mais inclassable, il a été reconnu comme précurseur de plusieurs mouvements dont le surréalisme, le minimalisme, la musique répétitive et le théâtre de l’absurde.
Fils de Jane Leslie Anton, d’origine écossaise et de Jules Alfred Satie, courtier maritime normand, élevé dans la religion anglicane, Erik Satie a passé sa jeunesse entre la Normandie et Paris. En 1870, la famille Satie quitte Honfleur pour Paris où le père a obtenu un poste de traducteur. Après la mort de leur mère en 1872, Erik et son frère Conrad retournent à Honfleur chez leurs grands-parents paternels, avec qui ils embrassent le catholicisme, tandis que leur sœur reste avec leur père à Paris. À la mort de leur grand-mère paternelle en 1878, retrouvée morte sur une plage de Honfleur, ils reviennent vivre chez leur père à Paris. Ce dernier s’est remarié avec une femme de dix ans son aînée, Eugénie Barnetche professeur de piano, qui enseigne à Erik les bases de l’instrument : « L’enfant prend aussitôt en haine et la musique et le conservatoire ».
En 1879, il entre pourtant au Conservatoire de musique. Jugé sans talent par ses professeurs, il est renvoyé après deux ans et demi de cours avant d’être réadmis, à la fin de 1885. C’est durant cette période qu’il compose sa première pièce pour piano connue, Allegro (1884). Cependant, incapable de produire une meilleure impression sur ses professeurs, il décide de s’engager dans un régiment d’infanterie.
À cette époque commence une longue amitié avec plusieurs poètes, comme Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine ou le poète romantique Patrice Contamine, avec qui il collaborera par la suite sur le ballet Uspud. Il fait éditer ses premières compositions par son père. En 1888, il compose ses trois Gymnopédies pour piano. Les gymnopédies (en grec ancien Γυμνοπαιδία / Gumnopaidía) étaient des festivités religieuses tenues à Sparte, en juillet, en l'honneur d'Apollon et en hommage aux guerriers morts à la bataille des Champions.
En 1890, il déménage au 6 rue Cortot, toujours à Montmartre, et fréquente le cabaret Le Chat noir où il fait la connaissance de Claude Debussy. En 1891, les deux amis s’engagent dans L’Ordre de la Rose-Croix catholique et esthétique du Temple et du Graal fondé par le « Sar » Joséphin Peladan. En qualité de maître de chapelle de cet ordre, il compose plusieurs œuvres dont les Sonneries de la Rose-Croix et Le Fils des Étoiles. Dans un élan mystique, il crée sa propre église : l’« Église métropolitaine d’art de Jésus-Conducteur » et lance des anathèmes contre les « malfaiteurs spéculant sur la corruption humaine ». Il en est à la fois le trésorier, le grand-prêtre, mais surtout le seul fidèle.
Le 18 janvier 1893, Satie se lie à l’artiste peintre Suzanne Valadon. Bien qu’il l’ait demandée en mariage en vain après leur première nuit, Valadon s’installe rue Cortot dans une chambre près de la sienne. Dans sa passion pour sa « Biqui », il rédige des notes enflammées sur « tout son être, ses beaux yeux, ses mains douces et ses pieds minuscules » et compose à son intention des Danses Gothiques tandis qu’elle réalise son portrait. Cinq mois plus tard, le 20 juin, leur rupture brise Satie « avec une solitude glaciale remplissant la tête de vide et le cœur de tristesse ». On ne lui connaît aucune autre relation sentimentale sérieuse et avouée. Comme pour se punir lui-même, il compose Vexations, un thème construit à partir d’une mélodie courte, à propos de laquelle il note :
La même année, il fait la connaissance de Maurice Ravel, à propos duquel il écrira plus tard : « Ravel vient de refuser la Légion d’honneur, mais toute sa musique l’accepte. »
En 1895, il hérite d'une certaine somme d’argent qui lui permet de faire imprimer ses partitions et de changer de style de vêtements. Il achète le même costume en sept exemplaires, de velours moutarde, gagnant à Paris le surnom de « Velvet Gentleman ». En 1896, tous ses moyens financiers ont fondu, il s’installe dans un logement moins coûteux, d’abord dans une chambre minuscule rue Cortot, puis en 1898, à Arcueil au 22 (aujourd'hui 34) rue Cauchy dans la « Maison des Quatre Cheminées » (ainsi dénommée en référence à une boutique qui se trouvait au rez-de-chaussée) à 3 km au sud de Paris.
Il reprend contact avec son frère Conrad et abandonne des idées religieuses auxquelles il ne s’intéressera plus avant les derniers mois de sa vie. Il surprend ses amis en s’inscrivant, en octobre 1905, à la Schola Cantorum de Vincent d’Indy pour y étudier le contrepoint classique avec Albert Roussel.
En 1915, grâce à Valentine Gross, il fait la connaissance de Jean Cocteau avec qui il commence à travailler à partir de 1916, notamment sur le ballet Parade. Leur collaboration est fructueuse malgré quelques incompatibilités de caractère comme en témoigne leur correspondance5. Tous deux seront les pères spirituels du groupe des Six.
En 1919, il est en contact avec Tristan Tzara qui lui fait connaître d’autres dadaïstes.
Satie tombe malade au début de 1925. Le comte Étienne de Beaumont le fait hospitaliser dans la chambre qui lui est réservée à l'année à l'hôpital Saint-Joseph. Le 1er juillet 1925, après plusieurs années de consommation excessive d'alcool (d'absinthe surtout), Erik Satie meurt sur son lit d’hôpital d'une cirrhose du foie que l'on dit soigneusement cultivée. Il est enterré dans le cimetière d'Arcueil, la dernière ville où il ait eu un domicile; il y vécut de 1898 à 1925.
ENGLISH :
Erik Satie
‘Here comes the god with a light step’
Callimachus
1.
From your sadness comes the light
of an enchanting music,
of a dazzling tremor of the heart,
of a sylphlike airiness!
Notes more gentle than the gentle rain
on a day of high summer,
round bewitching notes
like streams of golden honey.
2.
How many storms and cries
are veiled in the folds
of your magisterial solitude,
how many tempests
drowned in absinthe fumes!
3.
You open your arms to embrace
the vanishing horizon of your life.
Your melodious love
stands out among
thousands of other loves in song.
At night, you’re another,
you plunge into the spring of sounds
that flows through your brain.
4.
The darkness recites forgotten names
from your distant past!
Sharp painful melancholy
turns to liquid the sun’s amber
and transforms it into bewitching perfume!
You, half-dead, without hope,
the iciness of a memory,
the pause for a convulsion,
the utopia of perfect precision!
O day, open your gates,
wrap in palpable peace
this triply sorrowful voice!
5.
Outside, is the world’s clamour,
the howling axe that breaks the ice
of arid indifference
of the tall slender poplars
like a shimmering avenue of swans in flight!
Music,
your supreme dignity
faced with death
and the barbarians!
You, poem of poems,
song beyond song!
And this terrible end,
immobile, metaphysics
suspended on the edge of the abyss!
Translated from the French of Athananse Vantchev de Thracy by Norton Hodges